4 Devenir un homme...
- Clement Clasquin
- 14 févr. 2019
- 9 min de lecture
photo de couverture: Pierre Laurent-Badin
Le 22/12/2018
18:40
Base de Port aux Français (PAF) / Golf du Morbihan / Archipel de Kerguelen / Terres Australes et Antarctiques françaises
Il y a des étapes dans la vie qui vous marquent au fer rouge. Je crois que toute cette aventure va, en effet, rester gravée au plus profond de moi et j’aimerais vous parler aujourd’hui, plus spécifiquement, d'un sujet qui concerne tout mon hivernage ici et qui, c'est certain, m’a déjà beaucoup changé depuis mon arrivée sur Kerguelen. Le port d'arme. Je n’ai pas encore parlé en profondeur de mon travail ici, et pour cause, c’est compliqué et délicat.
Tout d'abord, il faut savoir qu’ici, il y a trois types de corporations. Pour faire simple, il y a:
les militaires qui constituent presque 1/3 du personnel sur base et qui sont chargés des tâches de fonctionnement comme l'énergie ou la communication.
Les "infra" sont chargés de la construction et de l'entretien des infrastructures de la base, ils représentent presque 1/3 du personnel sur base et la plupart d'entre eux sont réunionnais et viennent régulièrement faire des missions courtes de 3 à 6 mois.
Enfin, les scientifiques sont divisés en deux catégories avec les agents de l’IPEV (institut Paul Emile Victor), ce sont les agents en charge de programmes scientifiques, ils représentent presque 1/3 de la base aussi. Je fais partie de la deuxième catégorie, je suis agent de la réserve naturelle. Nous sommes 3 sur 40 en hiver. Notre travail et celui d'une Réserve Naturelle, protéger activement ces territoire par des actions concrètes.
La réserve naturelle existe depuis peu et elle limite certains usages et certaines coutumes au nom de la protection de l’environnement. Elle est donc mal vue des autres structures présentes. Je suis l’un des trois agents de la "ResNat" (Réserve Naturelle des Taaf) en poste sur Kerguelen et donc je représente cette structure du matin jusqu'à la dernière bière du soir puisqu'ici la séparation entre vie privée et vie professionnelle est très ténue. Le souci, vous l’aurez compris, est de se faire une place socialement lorsque l'on représente une structure pas forcément très aimée dans un tel contexte.

"Les mecs en jaune", c'est comme ça que l'on reconnaît les agents de la "ResNat" avec notre belle parka jaune canard... (photo: Quentin Guibert)
Maintenant ajoutons à cela la spécificité du poste de « MamIntro » (responsable de la gestion des mammifères introduits) qui est le poste dont j’ai la charge à la ResNat. Mon rôle est, entre autre, de protéger le Grand Albatros. En effet cet oiseau, aussi appelé Albatros Hurleur ou Diomedea exulans pour les intimes, est ni plus ni moins que le plus grand oiseau volant au monde. Sur Kerguelen, cette merveille de la nature se fait dévorer par les chats introduits dès 1951 sur l'île. Cet oiseau est tellement vulnérable aux attaques de chats que de 70% de succès reproducteur, nous sommes passés à moins de 30% en quelques années sur certains sites. En d'autres termes, là où avant sur 100 œufs pondus, 70 poussins naissaient et finissaient par s'envoler, il n'y a maintenant plus que 30 poussins qui arrivent à survivre sans se faire manger jusqu'à ce qu'ils puissent rejoindre les airs. Le grand albatros est aujourd'hui classé comme vulnérable sur la liste rouge de l'UICN.

Grand Albatros en vol sur l'océan indien. Ces oiseaux ont des capacités de pilotage incroyables. Ici un petit "touch and go" avec le bout de l'aile sur la surface de l'eau.
Mon travail, vous l'aurez sans doute deviné, consiste à faire baisser le nombre de chats sur les sites de reproduction de l'albatros pour tenter de sauver l'espèce sur Kerguelen. Pour ce faire, je joue le rôle du prédateur naturel du chat. Je les chasse avec trois armes à feu que je serai le seul à avoir le droit d'utiliser, une fois mon prédécesseur parti. Malgré une formation complète, je suis relativement novice dans le maniement des armes à feu et même si je suis irréprochable du point de vue de la sécurité, je me retrouve souvent avec des militaires ou anciens chasseurs qui ont une très bonne connaissance des armes à feu. Le chef de district et le médecin sont deux personnes très importantes et, sans leur confiance, impossible de me procurer les armes et les munitions pour travailler. Bref, j’ai là une responsabilité dont je sens le poids tous les jours puisque je vis avec tout ce beau monde. Je mange, je bois, je joue avec eux. Alors bien entendu, j’arrive très bien à couper et décompresser une fois que les armes sont rangées dans l’armoire blindée du chef de district, mais j’ai quelquefois la désagréable impression d’être jaugé, testé par certaines personnes, et tous mes actes dans la vie privée pourraient avoir un impact sur mon boulot.

Une façon peu commune de faire de l'écologie mais ça fonctionne! (photo: Baptiste Camu)
Ce premier mois sur base a donc été un test grandeur nature et je vis cela comme le rite de passage à l’âge adulte que les jeunes garçons passent dans certaines tribus d’Amazonie pour devenir des hommes. Aujourd’hui était le jour qui entérinait ce « rite » et je vais vous le conter…
Cela fait un mois que je suis Antoine (mon prédécesseur) partout et qu’il m’apprend toutes les ficelles du métier : comment poser des cages, où trouver les lapins pour les appâter, comment gérer une approche sans se faire repérer, comment contenir ma précipitation de « chaton » (c’est le surnom donné au successeur du Mamintro en place, toute la base ou presque m’appelle chaton) et ne pas gâcher une longue approche au dernier moment. Bref, le chaton fait ses griffes, et déjà les premières victoires... D’aucuns seront choqués que je considère cela comme des « victoires » mais mon premier chat prélevé à la carabine ou mon premier lapin furent de vraies étapes de mon apprentissage.

Le chat, animal qui me fascine depuis longtemps mais qui est une véritable plaie pour les espèces sensibles qui vivent ici
Nous revenions donc de notre dernière campagne de terrain et Antoine m’annonce que les stocks de viandes étant faibles pour Noël (émeutes à la réunion et donc problèmes de ravitaillement pour le bateau), nous aurions la charge de ramener deux rennes à la cuisine pour les fêtes de fin d’année. Cela fait un certain temps qu’aucun prélèvement n’avait été autorisé sur Kerguelen. Il est certain que c’est le travail méritoire d’Antoine qui nous a octroyé ce droit. Ma première réaction n’a même pas été « yes ! trop fou, une vraie traque de trappeur ! » mais plutôt « zut, une pression en plus, trop l’air bête si on n'arrive pas à en ramener au moins un… bonjour la crédibilité ensuite pour tout mon hivernage ».
Nous voilà donc à planifier savamment l’opération avec le chef de district, le cuisinier, Antoine, un responsable ResNat, et les deux médecins. Il est décidé que nous partirions seuls : Antoine et moi avec deux carabines, accompagnés du chef de district qui viendrait en appui pour trouver le troupeau et veiller au bon déroulement de l’opération. Une fois les bêtes abattues, une équipe viendrait avec tout le matériel pour dépecer, vider, découper et transporter la viande jusqu’à la base. Ça c’est la théorie…
5h00, le réveil sonne… Je suis encore fatigué de la veille et on est bien mieux dans son lit à cette heure là. 5h30, toutes les affaires sont dans le sac : trousse de secours, gps, radio, casque anti-bruit, munitions, chargeurs, culasses des fusils (sans cette pièce, impossible de tirer. Nous stockons toujours les fusils séparés des munitions et des culasses pour des raisons de sécurité). Je me rends au petit déj où m’attendent Antoine, Laurent (le chef de district) et les vieux de la vielle qui nous branchent tout de suite sur la chasse, les rennes, qu’à leur époque ils chassaient tous à Kerguelen, que c’était bien, qu’ils ont de l’expérience, eux… 5h50 nous montons chercher les armes chez le chef de district et partons en direction de la dépose la plus éloignée de la base, en voiture. 6h30, après un détour par un autre secteur, nous partons de la dépose à pied. Ce n’est qu’après 1h30 à 2h de marche que Laurent aperçoit le troupeau. Un appel radio et nous rappliquons en quatrième vitesse avec Antoine. Ils sont droit en face, nous sommes face au vent, donc ils ne nous sentent pas mais entre nous et eux, se trouve une vallée de plus de 500m de large... délicat de tenter le tir à cette distance avec le vent fort qui règne ici, impossible de traverser sans se faire repérer, seule solution, une approche très longue en contournant cette vallée. Nous décidons de laisser Laurent à un poste précis que nous avons repéré, pour un maximum de sécurité. Il aura le troupeau en visuel aux jumelles et nous garderons le contact radio.

Les rennes ont été introduits en 1956 sur Kerguelen, aujourd'hui ils sont surabondants et constituent une des principales causes de disparition de certaines plantes
Après un détour de plusieurs km à marcher, pliés en deux pour être moins visibles, nous y sommes presque… Ils sont à 500m sur le même versant. J’appelle Laurent à la radio puis le bureau des communications radio (BCR). L’action de chasse commence, la zone a été interdite à toute circulation pendant l’opération et la base est maintenant au courant qu’on est en place : FEU VERT. Nous marchons à pas de velours durant 300m puis nous posons nos sacs, nous saisissons nos balles et rampons très doucement sur 100m. Ils sont là, à 100m de nous. Nous mettons les casques antibruit…
Je bascule dans un monde de silence entrecoupé par les battements déchaînés de mon cœur. Boum boum boum.. Je charge la carabine tout doucement pour ne pas faire de bruit, Antoine fait de même. Mon cœur s’emballe. Nous avons convenu qu’il tirerait en premier, moi juste après pour garder l’effet de surprise. Nous somme côte à côte, il ajuste son tir et les secondes s’écoulent au ralenti. D’un seul coup, l’énorme détonation se fait entendre. Je suis tellement concentré sur ma cible que je ne vois pas qu’Antoine vient de faire mouche avec une très jolie « balle de tête ». La bête n’a pas souffert. J’appuie, non sens appréhension, sur la queue de détente à mon tour… Rien ?! Hé oui, la sécurité s’est enclenchée alors que je rampais (je précise que nous ne la mettons jamais car lorsque nous nous déplaçons, les carabines sont toujours déchargées, nous ne chargeons qu’au dernier moment). Je me dépêche de l’enlever et ne me reconcentre pas assez, je tire et j’entends ce bruit de western « twwiiiiiiizzzzzzzzz », j’ai raté ma cible et la balle a rebondi quelque part (sans danger pour nous ou Laurent car le tir se fait en respectant les angles de sécurité). Je recharge et regarde mon bon Antoine pour attendre ses instructions. Il me fait signe de retenter. Je respire un grand coup… La balle fini sa course pile à l’arrière de la tête du jeune mâle que j’avais visé. Nous nous relevons et signalons au BCR que l’action de chasse et terminée et que les fusils sont déchargés. Le reste se déroule comme nous l’avions prévu.
Si je m’attarde si longuement sur cet épisode, c’est qu’il aura définitivement changé la tournure de mon hivernage, pour la confiance que j’ai en moi et pour la confiance que la base a en moi. Ça ne fait pas tout, certes, mais ce sera infiniment plus simple maintenant que j’ai fait mes preuves. Je ne remercierai jamais assez Antoine pour ce qu’il a fait pour moi. A l’image de ce qu’il a fait ce jour là (me laisser retenter mon tir alors que j’avais loupé le premier), mon prédécesseur a su me rassurer, me donner confiance en moi et me transmettre tout ce qu’il savait pour que mon hivernage se passe bien. J’espère que tout ça ne vous choque pas trop. Loin des réalités de la métropole, j’ai conscience que c’est un peu cru de faire une newsletter sur la thématique de « la chasse » mais c’est une partie de mon quotidien qu’il faut que je partage aussi. Le port des armes a Kerguelen m’aura changé, c’est certain. Et ma priorité est de rester le plus sérieux et rigoureux possible avec ça.
Voilà pour la partie chasse…
Ici nous allons fêter Noël ! Mon premier, hors de la tanière CLASQUIN. Quelle drôle d’impression. Les journées sont longues et le temps est comparable à un printemps en métropole mais avec plus de vent. Tous les matins, je mets ma doudoune, chausse mes savates et vais déjeuner à Tiker. Tiker, c’est notre cantine et, en montant un étage, on passe de Tiker à Totoche, le bar. Il fût un temps le centre d’attraction de Port aux Français mais, ces derniers temps, les restrictions sur l’alcool l’ont condamné à n’ouvrir que le samedi soir et, le mercredi et le vendredi, seulement avant le dîner. Du coup, beaucoup de petites soirées annexes se créent et certaines sont même passées dans la tradition. La cantina et la marina en tiennent respectivement lieu le mardi et le jeudi soir dans le bâtiment des gens du CNES et dans celui des marins. Ce 24 Décembre, la soirée a quand même lieu à Totoche. Ce sont les meilleures soirées car Totoche c’est très grand (au moins 100m²), il y a une bonne sono, et la vue y est imprenable. On voit le Mont Ross (sommet de Kerguelen avec ses 1850m). Le soir, le soleil se couche derrière le Ross (photo ci-dessous) et, pour ceux qui sont assez fêtards, les premières lueurs du jour nous parviennent vers 2h30 – 3h du matin et c’est splendide aussi !

Coucher de soleil, subtilement masqué par les nuages, au dessus du sommet de Kerguelen, le mont Ross et ses 1850m
Je vous laisse et repars manger, avant de me rendre sur le bateau qui va m’emmener sur l’île Longue, dans le golf du Morbihan, où je vais passer 9j à étudier des souris.
Clément.
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