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6 Marche ou crève

  • Photo du rédacteur: Clement Clasquin
    Clement Clasquin
  • 10 févr. 2019
  • 11 min de lecture

Le 15/05/2019

20:30

Base de Port aux Français (PAF) / Golf du Morbihan / Archipel de Kerguelen / Terres Australes et Antarctiques françaises



Me voilà en plein cœur de mon hivernage…. Désormais, je n’ai que quelques jours de repos entre 2 manipes et mes manipes durent 10 jours consécutifs. Chaque fois que je rentre sur base, c’est comme rentrer chez soi après des vacances sauf, qu’on repart 3 jours plus tard. Les mails, les photos à décharger, les retrouvailles avec les collègues… Bon, il y a aussi du travail de bureau et des rapports à écrire…


J’ai passé le mois dernier à marcher, poser des cages, chasser, remarcher, reposer des cages, manger et dormir. Le temps coule comme les rivières "Kergueleniennes", gonflées par les crues hivernales. Les jours raccourcissent, le vent est plus mordant, la pluie plus pénétrante et intense. Les corps changent et s'adaptent. J'attrape des mains de bûcheron, la peau durcit, la barbe aide à supporter les petites brises fraîches du matin, les cuisses et les mollets grossissent. Le mental se durcit aussi, il le faut. Je laisse un peu plus de place à mon cerveau "primitif", des pensées basiques qui aident à traverser certaines conditions un peu plus dures en ne pensant qu’aux tâches à réaliser. C’est le cerveau du trappeur. Je m’amuse souvent à imaginer cette voix d’homme de Cro-Magnon dans ma tête qui me dit :


« manger» , « froid», « peur ! », « mouillé », « CHAAAT !!!!!! ». «poser cage = fil de fer -> lapin -> cage -> ! odeurs ! ->camouflage -> fini ». «cage vide = pas content »


Je vais revenir à ce boulot de trappeur plus tard. Aujourd’hui j’aimerais surtout vous parler de ce que je fais le plus ici…


Marcher.


Commençons par ce jeudi 18 avril ou nous étions sensés partir vers le Nord Est de Kerguelen pour venir en aide à nos amis albatros, alors durement touchés par la prédation du chat. L’équipe était constituée de Thibaud (Géophy)*, David (Gener)* et moi. Au programme, un transit sur deux jours, 15 cages à poser pendant 9 nuits consécutives et un retour en deux jours. Retour prévu sur base le 30 avril au soir. Nous savions que la météo serait mauvaise, mais au lever ce matin, tout paraît très calme.. Nous décidons de nous retrouver après le petit déjeuner pour discuter d’un éventuel départ dans la journée. Un rapide coup de fil à notre météorologue Pafien ( les habitants de Port aux Français, PAF en jargon austral, sont donc les Pafiens) Michaël, nous fait renoncer à notre départ : 40 nœuds établis de vent, avec des rafales à 50 en fin de matinée, puis des pointes à 60 nœuds (presque 110 kmh) prévues pour midi, l’heure où nous étions sensés passer le seul col qui nous sépare de notre halte.


*le VSC (volontariat de service civique) Géophy est chargé de l’étude des champs magnétiques terrestres, de la sismologie et d’autres mesures physiques. Il s’occupe aussi du parc informatique de l’IPEV

*Le Gener est aussi un VSC. Il organise et coordonne toutes les opérations des autres VSC sur le terrain. Logisticien, il est aussi, à ses heures perdues, bricoleur de cabane. Toute la nuit le vent fait trembler le toit du L1 où se trouve ma chambre, et je regarde mon sac à dos, aussi lourdement chargé que ma tête est remplie d’appréhension à l’idée de partir affronter cette météo.


Un exemple de vent fort à Kerguelen. Désolé pour la mise au point, c'est pas simple avec les gants!



Le lendemain, nous prenons cependant la route par un temps radieux. Les montagnes sont blanches de neige, et tout est merveilleux. Nous arrivons en début d’après midi à Rivière du Nord, notre étape intermédiaire, à 25 km environ de la base. Le réveil du lendemain est un peu dur, et à force de traîner dans cette charmante petite cabane, nous ne partons que vers 10h. Confiant car j’avais déjà emprunté cet itinéraire cet été, je ne m’inquiète pas de ce départ tardif. Le vent se lève, la pluie arrive. Nous atteignons le premier point haut de ce transit de 17km. Nous attendent alors 30 nœuds de vent établis et quelques rafales bien musclées. L’une d’elle me bouscule si fort que je manque de tomber, entraîné par mon sac dont la prise au vent est optimisée par la présence des deux carabines (une de chaque côté) qui se comportent comme de véritables voiles. Je pousse un cri d’énervement, une douleur apparaît dans ma cuisse. Je marche péniblement avec mon sac qui me pèse et me fait changer de trajectoire au gré du vent. Thibaud montre aussi quelques signes de faiblesse. Je regarde mon GPS, nous n’avons pas encore atteint la moitié du chemin. Il est bientôt midi et demi. La nuit tombe autour de 17h30 à cette période et nous devons installer quelques cages en passant sur le site de régulation qui se trouve sur le chemin, si nous voulons être à jour sur le protocole (9 nuits de piégeage minimum). Je force l’allure mais je suis à sec. Nous finissons par arriver sur mon site de régulation alors qu’une accalmie se fait ressentir. Nous récupérons 5 cages (sur les 15 à poser) stockées là et nous lançons dans leur installation.


L’installation de cages sur le site (ici, un jour de beau temps) exige un bon camouflage : il faut cacher un maximum les éléments qui ne font pas partie du paysage; on essaye donc de cacher les barreaux. Surtout ne pas laisser d’odeurs autres que celle de l’appât. C’est une opération qui peut presque durer 30mn si l’on ne veut rien laisser au hasard.

Nous installons la 5ème cage, je regarde ma montre : 16h30. Ma mémoire me joue des tours et j’imagine que nous sommes larges. J’annonce à mes fidèles manipeurs (les copains qui viennent aider à réaliser la manipe), qui ne connaissent pas les lieux, que nous serons à la cabane avant la nuit. Le temps se fait menaçant. En réalité, entre la cabane et le bout du site de régulation où nous nous trouvons, il y a 3 km de plaine marécageuse puis 1 km de montée suivie d’un plateau bien humide, et enfin 1 km de vallée à traverser, au creux de laquelle se trouve une rivière, d’ordinaire très sage. Nous ne sommes pas encore à la fin du plateau et il est déjà 17h30, l’heure de la fameuse Vacation radio : sans appel de notre part, la base déclenche automatiquement une opération de secours dans les 24h. Nous sortons donc le téléphone satellite (la radio ne capte pas bien). La nuit tombe et il fait presque noir lorsque nous entamons la descente dans la vallée. Nous mettons nos frontales. Je salue au passage la confiance que Thibaud et David m’ont accordée, car, à ce stade, nous n’avions toujours pas la cabane en vue. Arrivés tout en bas de cette vallée, la Rivière des Chasseurs nous barre la route. A marée basse, il est facile de traverser cette rivière en bottes, même proche de l’estuaire où nous nous trouvons, mais la chance n’est décidément pas de notre côté et la marée est haute, avec un fort coefficient. Deux choix s’offrent alors à nous :


1 - faire un détour de plusieurs centaines de mètres pour trouver, dans la nuit, un hypothétique lieu de passage à gué

2 - enlever bottes, chaussettes et pantalon et traverser cette rivière d’une vingtaine de mètre de large, en caleçon (température de l’eau environ 5°C)


Il nous fallut moins d’une minute pour nous décider à traverser en caleçon. Nous voilà à nous désaper tous les trois, de nuit, par un joli petit vent frais, à la lumière de nos frontales, après une marche éprouvante. Et la cabane n’est toujours pas visible. La traversée est fraîche mais se passe bien. Nous nous rhabillons tout de suite de l’autre côté. Je n’ai qu’une hâte, pour David, Thibaud et pour moi-même, atteindre la cabane. Je fonce… Quelle erreur ! Dans ma précipitation, j’oublie l’une des règles essentielles de la marche à Kerguelen : regarder où l’on met les pieds… C’est au moment où je m’apprête à poser le pied que je me rends compte de la situation… trop tard, mon pied se pose sur ce que mon cerveau a rapidement analysé comme de la terre craquelée, mais, en réalité, c’est une souille. « Souille » est un mot que le vocabulaire taafien s’est approprié pour désigner tout sol susceptible de vous engloutir, en partie ou en totalité. Je viens de poser mon pied dans la pire d’entre elles, une tranchée pleine d’eau stagnante, de plusieurs mètres de profondeur, recouverte par une pellicule de boue (très certainement issue de la décomposition des nombreux éléphants de mer qui s’y sont faits piéger). Je m’enfonce jusqu'au nombril, mon énorme sac me poussant vers le fond. Dans ma chute, j’ai le réflexe de me jeter vers l’avant pour prendre appui sur la berge. 5 secondes plus tard, je suis sorti, mais le mal est fait, je suis trempé et je pue le cadavre.


Nous atteindrons la cabane 5 minutes plus tard.


Imaginez la plus petite des chambres étudiant dans laquelle vous ayez séjourné, la cabane de Baie Charrier est plus petite. A peine plus de 5m² dans lesquels nous rentrons tous les 3, complètements mouillés. Dehors la tempête gronde. Nous allons passer 9 nuits ici.


Cabane de Baie Charrier, notre gîte, trois bons gaillards là-dedans, pendant 9 nuits, et pourtant ce sera l'une des plus mémorables expéditions de mon voyage!

Je vous assure que ces 5 m² sont les 5 m² les mieux utilisés de Kerguelen. Tout y est pensé pour accueillir 3 personnes pour une ou plusieurs nuits. Tous les meubles sont pliants et à usages multiples. Notons la présence d’un lit, que l’on peut replier contre le mur pour dégager un espace suffisant afin de déplier la table. En se repliant contre le mur, le lit fait apparaître un banc ou l’on peut s’asseoir à deux. Bref, un miracle cette boîte en bois. Le lendemain nous faisons sécher nos vêtements sur les haubans de notre petit abri. Mes jambes ont été sollicitées toute la semaine car, quand on pose des cages, pas question de ne pas aller les contrôler tous les jours, sans exception. C’est un engagement que je prends à chaque début de manipe, peu importe ce qu’il en coûte, il faut relever les cages toutes les 24 h. Vous l’aurez compris, le site de régulation est à 5 km de la cabane, il me faut donc faire 10 km minimum tous les jours plus quelques centaines de mètres de dénivelé quel que soit le temps.


La Baie Charrier et sa, d'ordinaire très paisible, Rivière des Chasseurs qui, en fait, peut tripler de volume.


Le dernier jour, nous prévoyons de ranger toutes les cages sauf 4, que nous rangerons à la fraîche le matin du départ. Nous nous levons ce lundi 29, jour du départ, avec une météo atroce; il a plu toute la nuit et cela empire. Le vent fait trembler la cabane, le torrent derrière fait un bruit assourdissant et son grognement se mêle à celui d’un océan déchaîné, qui vient s’exploser sur la côte à quelques centaines de mètre. Nous partons avec David, pendant que Thibaud range la cabane et prépare le départ. Bien que raccourcie, ce fût la tournée la plus dure de cette manipe. Dès les premiers km, je regrette amèrement la décision de ne pas m’être muni de mon pantalon Gore tex (pourquoi j’ai fait ça ? je l’ignore). La traversée de la rivière en crue emplit mes bottes d’eau froide. La pluie finit de me mouiller le bas du corps en moins de 30 min. Nous rangeons péniblement les 4 dernières cages, avec un vent qui se lève (pas de capture, bien sûr). Je vide mes gants régulièrement pour ne pas que l’eau s’engouffre dans mes manches. Maintenant, il faut traverser la rivière, revenir à la cabane pour se sécher et enchaîner sur un transit de 20km. Je parle à David de mes doutes quant à la faisabilité de ce transit, mais notre conversation est interrompue par une atroce découverte. Un fleuve brunâtre se trouve en lieu et place de la paisible rivière des chasseurs que nous avions traversée… Nous nous doutions bien sûr qu’elle monterait, mais jamais avec une telle ampleur et à une telle vitesse. Comment traverser ? Surtout ne pas rester bloqués hors de la cabane par ce temps ! Ne surtout pas tenter une traversée incertaine ! Et le transit derrière ? Est-ce que toutes les rivières sont en crue ? Si c’est le cas, ce sera impossible de progresser, vu le nombre de rivières qu’il nous faut traverser…


! STOP !


Il faut prendre une décision rapidement ou la rivière va continuer à monter et nous serons bloqués pour de bon. Nous repérons l’endroit où, selon nos souvenirs, le lit est le moins encaissé. C’est ici ! Allez, on y va, on détache toutes les fixations du sac à dos, pour pouvoir nager si l’on perd l’équilibre, et on se lance comme ça, tout habillés (je suis de toute façon déjà complètement mouillé des hanches jusqu’aux orteils). Un pas, puis deux et plouf, nous nous enfonçons jusqu’à mi-cuisse d’un coup. « ah! ça c’est le rebord de la rivière » dit David. « Ouais, bah ! espérons que l’eau ne monte pas trop haut… Je passe devant ». Arrivé au milieu de la rivière, l’eau atteint le bien connu PDC (Palmashow & al. 2017), puis le nombril. Le courant fort et la lame d’eau importante exercent une pression critique sur nos corps et les appuis sur les galets au fond, deviennent précaires. Nous dérapons à chaque pas en direction de l’estuaire. Je crie à David que si ça devient plus profond, je rebrousserai chemin. A force de chercher, nous trouvons finalement un passage. L’eau redescend au niveau des hanches puis des cuisses, puis la berge s’approche. Nous avons réussi à traverser. Une décision compliquée nous attend à la cabane. Rentrer sur base aujourd'hui, ou pas? Je me dit : « chaque chose en son temps, séchons déjà ».

Nous arrivons à la cabane, et Thibaud nous annonce qu’un avis de tempête est tombé (un peu tard, la météo de la veille annonçait « ciel couvert » ;) ) et le chef de district nous interdit de partir en transit. OUUUUUUF ! Nous sommes tous les trois soulagés de ne pas avoir eu à prendre cette décision. Laurent a joué pleinement son rôle et je suis heureux de ne pas avoir le choix, de devoir prendre le temps de me sécher pour repartir le lendemain. Journée repos aujourd’hui ! Nous rigolerons et jouerons toute la journée, bien à l’abri dans nos 5 m ². Ce soir Nán au Chili ! Miam.

Le temps menaçant de baie Charrier. On voit clairement l’averse arriver.


Nous partons donc le mardi 30 avril, avec pour projet de faire le transit d’une seule traite (35km) et arriver à Port aux Français à l’heure pour la petite soirée organisée ce soir là, car tous les VSC étaient sur base. Nous marcherons du lever au coucher du soleil, sous un ciel de traîne magnifique, avec des paysages enneigés à couper le souffle, et aurons le plaisir de boire une petite bière avec les copains le soir même à PAF.

Petit 360° pour se donner une idée du paysage et de l'échelle


Contraste entre versant Sud enneigé et versant Nord ensoleillé


Vue sur le lac Margaux

Univers minéral : une grande partie des sols de Kerguelen sont constitués de cailloux qui, grâce à l'action du gel/dégel, forment des sols polygonaux; une merveille de géomorphologie !


J’écris ces lignes, de retour de Ratmanoff, la fameuse colonie de Manchot royaux (Aptenodytes patagonicus), actuellement certainement la plus grande des TAAF (plus de 300 000 manchots).


300 000 petites bêtes d'un coup d'un seul!


Un rapide calcul me fait réaliser que j’ai parcouru plus de 200 km en 10 jours. J’ai aussi vécu des sacrées galères, des matins dans ton sac de couchage où tu entends la pluie fouetter la fenêtre, où toute la motivation du monde ne semble pas suffire pour pousser la porte de la cabane et quitter ce petit confort. Parfois on se demande pourquoi on est là ? Qu’est-ce qui est plaisant là-dedans ? Qu’est-ce que je suis venu chercher ? Pourquoi ne pas renoncer ?

Je crois que c’est précisément ça que je veux. Traverser, ne rien lâcher. Comme notre bon vieux Marion Dufresne dans la tempête, accepter d’être bousculé mais garder le cap, rester droit dans ses bottes (Aigle parcours 2 ;) ). N’importe quelle averse, même sur les Australes, est suivie par une éclaircie. La difficulté de n’importe quel transit est mille fois récompensée par les paysages, les albatros, les milliers de manchots, un coucher de soleil sur l’océan Austral, des sushis de truites fraîches en cabane, en bonne compagnie, un troupeau de rennes, le bonheur de se rendre compte que l’on contribue un tout petit peu à la conservation de ces îles, de ces espèces…


…Le privilège de marcher à Kerguelen.


(Photo: Pierre Laurent-Badin)


 
 
 

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